Compte-rendu dentrevue avec Me Philippe Larochelle
En 2009, la justice pénale internationale a mis au monde un petit nouveau, une entité judiciaire bien spéciale et unique en son genre : le Tribunal spécial pour le Liban (ci-après « TSL »). Né de la résolution 1757 du Conseil de Sécurité des Nations Unies à la suite des attentats terroristes ayant coûté la vie à lancien premier ministre du Liban, Rafiq Hariri, en 2005, le TSL se distingue des autres juridictions internationales à plusieurs égards et semble parfois évoluer en orbite des autres tribunaux phares de la justice internationale. À ce sujet, on doit notamment souligner le fait quil sagit du premier tribunal international pénal à juger de crimes uniquement définis en droit national, à savoir le terrorisme selon le Code pénal libanais (pour plus dinformation). Il sagit également du premier tribunal international pénal à prévoir dans son Statut la possibilité de tenir des procès in absentia, donc en labsence de laccusé. Autre innovation, le TSL est aussi le premier tribunal en son genre à se reconnaître une compétence en matière de responsabilité de personnes morales[1].
Malgré toutes ces caractéristiques que certains considèrent comme une avancée du droit international pénal, il nen demeure pas moins que le TSL essuie son lot de critiques non seulement en ce qui a trait à sa légitimité et à son fonctionnement, mais également en rapport avec la place quil occupe dans la sphère de la justice internationale pénale. Ses détracteurs sont nombreux, tant dans la société libanaise que dans la communauté internationale. Parmi ceux-ci, on peut notamment citer Philippe Larochelle, avocat de la défense fort dune grande expérience devant les tribunaux internationaux. Me Larochelle se montre très dubitatif quant à lexistence de ce tribunal et porte un regard très critique sur la justice internationale pénale de manière générale. Il a dailleurs su exposer ses opinons très tranchées sur la question lors dune conférence présentée à lUniversité Laval le 28 mai 2015 dans le cadre de la première édition de lÉcole dÉté sur la Justice internationale. Il a plus amplement précisé sa pensée lors dune entrevue accordée à la suite de cette conférence.
Sur les procès in absentia
Tel que précédemment mentionnée, la tenue de procès in absentia ou procès par contumace, cest-à-dire conduits en labsence de laccusé, est un élément nouveau amené par le TSL. Inexistant devant les autres juridictions internationales modernes, il est possible de se questionner sur le bien fondé de ce type particulier de procès. De lavis de Me Larochelle, il existe un bien-fondé au plan purement juridique. En effet, on ne peut nier la légalité dun procès par contumace puisquil est très clairement prévu à larticle 22 du Statut du Tribunal. Cependant, dun point de vue pratique, on peut remettre en cause sa raison dêtre dans sa forme actuelle. Selon lavocat, si lon veut respecter les principes du procès in absentia prévoyant la possibilité de tenir un nouveau procès en présence de laccusé, selon certaines conditions, on peut donc se questionner sur la pertinence de tenir un procès traditionnel en premier lieu. Il pourrait savérer plus judicieux dadapter la forme du procès en fonction de cette particularité. Au niveau des coûts, entre autres, plusieurs améliorations pourraient être apportées. Par exemple, naurait-il pas été plus circonspect de créer une seule équipe de défense plutôt que de laisser cinq équipes distinctes coexister? Cela ne fait que quintupler les dépenses. De plus, comme il sagit de procès strictement théoriques, qui sapparentent dailleurs à un « tribunal-école », lavocat est davis quon aurait dû miser davantage sur des experts. « Dès la création du tribunal, on aurait peut-être dû prévoir plus de ressources pour des experts que pour des avocats, comme il sagit plutôt dun débat dexperts », soutient Me Larochelle.
En tant quavocat de la défense, Me Larochelle ne manque pas de souligner les difficultés engrangées par le fait de tenir un procès en labsence de l’accusé et les situations singulières dans lesquelles peut alors se retrouver léquipe de défense. Il précise que même dans un procès plus conventionnel, on peut se retrouver face à toute sorte de clients. Certains sengagent beaucoup dans la procédure, alors que dautres demeurent plus en retrait. Il faut donc sadapter en conséquence. Lorsque le client est tout simplement absent, comme cest le cas dans les procédures ayant cours devant le TSL, la difficulté première pour léquipe de défense est de se positionner. Elle na alors en effet aucune instruction et ne peut pas non plus avoir le point de vue de laccusé sur la preuve qui est présentée contre lui. Cela change radicalement la donne. Dans ce genre de situation, la Défense fait donc face à de nombreux questionnements. Par exemple, jusquà quel point peut-on interroger un témoin sans miner ou compromettre la défense de laccusé? Quel genre denquête peut-on faire? Quelles interactions peut-on avoir avec la Chambre ou le Procureur? Tant de questions sans réponse définitive. « Cest un réel défi de se positionner quand on na pas de client. Si l’on en vient à bonifier la thèse du Procureur par nos actions, on commet un réel imper. », insiste lavocat. Il souligne dailleurs que le TSL aurait dû prévoir dans son statut une modulation plus adéquate des obligations de divulgation du Procureur afin que les procédures soient, encore une fois, mieux adaptées à la situation. Une plus grande liberté daccès à la preuve aurait peut-être permis à la Défense de jouer un rôle plus significatif.
Selon Me Larochelle, labsence ou le non-engagement total des accusés est un problème que lon risque de rencontrer de plus en plus, particulièrement avec les procès pour terrorisme qui sont appelés à se multiplier. Sur ce point, il souligne ceci : « Avec les terroristes, ce qui est intéressant c’est que ce sont des gens qui refusent systématiquement dengager les tribunaux devant lesquels ils vont être jugés car, en quelque sorte, leur démarche se place en opposition de lordre politique et judiciaire établi. » Ils sont ainsi complètement absents des procédures dans lesquelles on les accuse car ils nen reconnaissent pas la légitimité. Le TSL pourrait donc nêtre que la « version bêta » des procès in absentia en droit international pénal. Selon lavocat, il risque donc de toujours y avoir un problème dengagement de laccusé face à la Cour dans ce genre de procès. Il va encore plus loin en prévoyant également un désengagement de plus en plus fréquent des accusés même au niveau national, comme ce que lon observe au Canada. En effet, selon ses dires, on pourrait de plus en plus voir des accusés décliner lassistance dun avocat ou simplement répudier les procédures. Me Larochelle rappelle dailleurs quune situation semblable avait eu lieu devant le Tribunal pénal international pour lex-Yougoslavie lorsque Slobodan Milosevic avait refusé de faire appel à un avocat, considérant que cela constituait la première étape dans létablissement de la légitimité du tribunal qui voulait le juger. En pareille situation, les tribunaux se verraient dans lobligation de nommer des avocats pour représenter les intérêts daccusés qui, même sils sont physiquement présents, refusent de sengager intellectuellement dans la démarche judiciaire qui les concerne. De lavis du juriste, une telle situation nest pas si différente du fait de ne pas avoir daccusé. Si cela savère, il semble évidemment que des leçons devront être tirées des expériences du TSL et des adaptations devront être faites en conséquence.
Au-delà de ce débat, il est tout de même important de préciser que dans le cas du TSL, le type de preuve présentée facilite légèrement la tâche des équipes de défense. Il ny a en fait aucune preuve directe. Si la preuve était surtout testimoniale et quil y avait, par exemple, des témoins affirmant avoir vu laccusé faire tel geste à tel endroit, la Défense se retrouverait face à un réel dilemme et serait encore plus limitée dans ses actions. Par contre, comme la preuve se compose uniquement dinférences reposant sur une preuve technique, les avocats de la défense peuvent diviser leur action en deux plans dattaque. Dune part, ils peuvent questionner la valeur de celle-ci, cest-à-dire avancer que la preuve ne permet pas de tirer les inductions que le Procureur veut en tirer. Dautre part, ils peuvent également attaquer la qualité technique de la preuve sur laquelle elles reposent. La preuve du Procureur repose essentiellement sur des données de relevés téléphoniques combinées à une projection de couverture théorique. Me Larochelle explique : « Cest une carte de Beyrouth indiquant les zones de possibles endroits où les gens auraient pu être en fonction du fait quils ont activé une certaine tour téléphonique. Cela ouvre toutes sortes de possibilités dattaques dexperts sur plusieurs points. Par exemple, la grandeur de la zone, la fiabilité de la zone ou la fiabilité des données reçues ». On voit donc que, malgré les limites évidentes quengrangent les procès par contumace pour les avocats de la défense, ils sont quand même en mesure de préserver les droits de laccusé un minimum.
Sur les autres innovations du TSL
Contrairement à ce que laisse présager tout ce qui précède, oui, le TSL fait bien parfois! Me Larochelle reconnaît que certains éléments apportés par le TSL constituent des innovations et de belles avancées pour les tribunaux pénaux internationaux. Questionné sur la plus grande qualité du tribunal, lavocat de la défense prêche pour sa paroisse et répond tout simplement : « le Bureau de la Défense! ». Il souligne effectivement que la tentative du TSL de créer un Bureau de la Défense qui soit plus autonome et indépendant des autres organes du TSL représente une véritable avancée. Il sagit dune première au sein des tribunaux ad hoc ou hybrides.
Autre point positif : la compétence du TSL en matière de responsabilité criminelle des entreprises. En effet, il faut se rappeler que le TSL a présentement deux affaires en cours dans lesquelles il tente de retenir la responsabilité criminelle de deux entreprises, les affaires Al Jadeed S.A.L. & Mme Khayat [2] et Akhbar S.A.L. & M. Al Amin. Les deux entreprises médiatiques sont accusées doutrage et entrave à la justice pour avoir dévoilé les noms de certains témoins dans laffaire principale devant le Tribunal, soit laffaire Ayyash et autres. Il est important de souligner quil sagit dune grande nouveauté en droit international pénal et que le Tribunal lui-même ne semble pas convaincu hors de tout doute raisonnable de sa compétence en la matière (pour plus dinformation). Sur cette innovation, Me Larochelle dit être fondamentalement daccord avec lidée. Il rappelle dailleurs quil existe plusieurs situations où lon entend parler de limplication alléguée de compagnies dans des crimes internationaux, le cas des compagnies minières en République démocratique du Congo nétant quun exemple parmi tant dautres. Le juriste considère important de ne pas sarrêter à la forme juridique du commettant. Il note : « Je ne vois pas de raisons pour lesquelles, sous prétexte que laccusé est une corporation, les gens derrière ne devraient pas voir leur responsabilité engagée. Foncièrement, je suis daccord avec le principe ». Dans son commentaire, Me Larochelle évoque bien évidemment le principe de manière générale et ne donne pas son opinion sur les affaires doutrage en cours devant le TSL.
Ainsi, le TSL met de lavant de nouvelles idées qui sont relativement bien perçues, même par un sceptique. Les idées sont bonnes, mais lexécution est un tout autre sujet.
Sur la place du TSL dans la justice internationale
Après sêtre exprimé sur ce phénomène judiciaire, lavocat de renom a également exposé ses vues sur la place du TSL dans lunivers du droit international pénal. Bien cyniquement, Me Larochelle constate que la création de ce tribunal constitue en quelque sorte un recul pour la justice pénale internationale. Ce sont plus particulièrement les raisons de sa création qui ne le satisfont pas. Il note que la création dun tel tribunal pour répondre à lassassinat de 22 personnes en théorie, mais plutôt dune seule personne en pratique, révèle malheureusement le caractère très opportuniste de la création des juridictions internationales. Le juriste rappelle que dans le cas du Rwanda, les centaines de milliers de victimes représentaient au moins une justification valable à la tentative immédiate dengager la responsabilité des auteurs de crimes. Ici, la situation diffère quelque peu. « Cest à quelque part très contreproductif par rapport à ce qui se passe au Liban où ils ont trente ans de guerre civile à régler, des amnisties dun côté, des tensions claniques encore présentes de lautre, etc. », rapporte-t-il. On semble donner trop dimportance à un évènement par rapport à une problématique beaucoup plus grande. Il décrit avec justesse : « Lattentat est arrivé le 14 février 2005. Lannée suivante, il y a plus de mille morts dans les évènements qui se sont déroulés au Liban entre Israël et le Hezbollah. Est-ce quon a créé un tribunal pour ça? ». Lavocat va même jusquà considérer que le gouvernement libanais fait du TSL un enjeu politique quil utilise pour marginaliser les membres et partisans du Hezbollah. Cest un peu cette histoire à sens unique qui se reflète au Tribunal. Il explique : « Le TSL a remplacé la présence des accusés par une sorte de roman-feuilleton sur la politique libanaise. Il y a des gens qui viennent donner des points de vue très partiaux sur les incidents. Il ny a pas un portait très cohérent et global de tout ce qui sest réellement passé ». Octroyant tout de même le bénéfice du doute aux créateurs du Tribunal, il ajoute quil sagit peut-être simplement dun effort supplémentaire pour tenter daider un pays qui narrive pas seul à régler ses problèmes internes. Qui sait?
Finalement, à savoir si le TSL dans sa forme actuelle représente lavenir de la justice pénale internationale, Me Larochelle répond par la négative, sans équivoque. Quand est-il de la Cour pénale internationale? Il nest pas plus positif de ce côté non plus. Lavocat ne croit pas vraiment en ces tribunaux uvrant en orbite des systèmes nationaux. Selon lui, lavenir est plutôt dans les structures intégrées aux systèmes juridiques locaux, par exemple comme ce qui se fait présentement avec les Chambres africaines extraordinaires au Sénégal.
Malgré lamertume évidente laissée par un long parcours semé dembuches devant les différents tribunaux internationaux, Me Larochelle semble encore entrevoir parfois une lueur despoir parfois. Il se dégage de ses propos une aversion plus envers les procédures quenvers les principes mêmes de la justice internationale pénale. Dailleurs, en dépit du fait quil demeure sceptique face à la valeur de ces tribunaux, Me Larochelle souligne quils offrent des défis intellectuels très intéressants :
Quand tu travailles au Rwanda pendant 14 ans, tu as beau être très frustré de la qualité ou de la valeur des procédures judiciaires dans lesquelles tu es impliqué, tu en ressors quand même avec une connaissance approfondie de toute la situation politico-sociale des Grands Lacs. Cest là la vraie valeur ajoutée. En travaillant au TSL, tu deviens par la bande une espèce dexpert sur lhistoire du Liban et peut-être du Moyen-Orient [ ]. Moi personnellement, cest ce que jen retire.
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Ce billet ne lie que la ou les personne(s) layant écrit. Il ne peut entraîner la responsabilité de la Clinique de droit international pénal et humanitaire, de la Faculté de droit, de lUniversité Laval et de leur personnel respectif, ni des personnes qui lont révisé et édité. Il ne sagit pas davis ou de conseil juridiques.
[1] Yvonne McDermott, « Corporate criminal responsibility at the Special Tribunal for Lebanon » (17 mai 2014), PhD Studies in human rights (blogue), en ligne.
[2] Le 18 septembre dernier, le juge compétent en matière doutrage a rendu son jugement dans laffaire Al Jadeed S.A.L. & Mme Khayat. Le Tribunal na pas retenu la responsabilité de lentreprise sur les deux chefs daccusation qui pesaient contre elle (pour plus dinformations).
*This article was originally published here.